Sphynx, le succès de la rencontre des narrations

, par Akantor

Sphynx est un jeu de Fabien Hildwein publié fin 2015, que j’ai eu l’occasion de tester récemment. Il fait partie des jeux de rôle "modernes" qui revisitent notre pratique.

J’ai été très agréablement surpris par l’expérience. J’ai trouvé dans ce jeu un je-ne-sais-quoi nouveau et brillant, que j’essaie d’analyser ici.

Pour plus d’information sur le jeu http://alcyon-jdr.com/jeux/sphynx/

Attention cet article s’adresse plutôt à un lecteur connaissant déjà le jeu de rôle. Si ce n’est pas le cas, le lecteur est invité à chercher rapidement de quoi il s’agit.

Sans être expert dans les évolutions récentes, les jeux de rôle "modernes" (par opposition à traditionnels) cherchent généralement une expérience plus concentrée. On fait moins de choses, mais on les fait mieux. A ce titre, Sphynx nous propose une expérience unique : être les premiers archéologues à découvrir les ruines d’une civilisation perdue, mais extraordinaire. En terme d’esthétique on tire donc vers Indiana Jones ou Stargate (même si le raccourcis peut paraître hâtif). En terme de création de personnage, on se concentre essentiellement sur ce qui va donner du roleplay. En terme de règles de résolution, on se concentre sur ce qui va permettre d’avancer dans la découverte des secrets de cette civilisation perdue.

Voilà pour la présentation du jeu qui n’est pas mon propos [1]. Ce qui m’intéresse davantage c’est le jeu du meneur de jeu, et ce que cela a de brillant. En tous cas, ce que j’en ai compris puisque j’ai joué avec le seul livre comme source, et directement en tant que meneur de jeu.

Le "jeu" de la préparation

Le livre propose un protocole assez rapide pour définir une civilisation, et c’est le premier truc que je trouve brillant. L’idée de préparer une partie en dix minutes (si on est un peu inspiré quand même) n’est pas un truc qui me fait particulièrement fantasmer, mais le jeu tient ses promesses. Aider le meneur à créer son cadre d’aventure avec des questions n’est pas vraiment novateur encore que. Mais faire un système de question qui marche vraiment bien et qui sert directement durant le jeu est une découverte pour moi.

Je connaissais les questionnaires pour aider à étoffer un personnage. J’en ai vu passé un bon nombre. Pour les meneurs de jeux, c’est souvent des tables aléatoires ou des questions de structure (qui est le chef du lieu, comment a-t-il le pouvoir, qui sont les opposants, etc.). Là on s’intéresse directement et uniquement aux secrets que les personnages vont devoir découvrir. Et ça c’est déjà top !

Le "jeu" de l’accompagnement

Mais le vrai trait de génie se révèle lors de la partie pour moi.

Pour prendre une métaphore géographique, le jeu de rôle traditionnel donne tout l’espace au meneur de jeu qui peut selon sa sensibilité (pertinente ou non) en redistribuer aux joueurs. Cela concerne l’autorité (il est décisionnaire), la fiction (il est garant de sa cohérence), etc. En revisitant les relations entre le meneur de jeu et les joueurs, les jeux modernes laissent une terre en indivision entre le meneur de jeu et les joueurs ou entre les joueurs. On remarque que souvent les choses se décident entre participants (objectifs, esthétique, etc.) et on demande aux joueurs de sortir de leur personnage pour devenir ponctuellement (ou non) co-scénariste.

Personnellement mes expériences avec les jeux à fort partage de narration/autorité ont été mitigés. Mon expérience de Polaris TCAS, de Ben Lehman a été un échec. Celle de Prosopopée de Frédéric Sintes, quoique déterminante pour ma compréhension du jeu de rôle, m’a laissé sur ma faim.

En particulier parce que cette terre en jachère est souvent difficile à occuper. On ne sait pas par quel bout la prendre. Pratiquement, on ne sait pas ce qu’il faut faire. On a vite le vertige de l’espace ou de la page blanche. Sphynx ne propose pas une expérience aussi tranchée. A la lecture, le meneur semble assez proche de son rôle traditionnel, pourtant un doute reste sur la charge de décrire les ruines. Du coup, on se la partage.

Sphynx est brillant en cela qu’il permet un jonction élégante entre les objectifs du meneur de jeu et celui des joueurs en proposant une sorte de gestion collective de cette terre en jachère. Les joueurs ont la charge de découvrir les secrets de la civilisation. Le meneur à la charge de leur révéler selon un processus bien défini. Et l’ensemble travaille ensemble pour construire une enquête cohérente. Les joueurs avancent à tâtons en utilisant leur créativité pour inventer en partie la ville qu’ils explorent, en faisant des suppositions. Le meneur de jeu corrige leur vision de la ville quand elle devient contradictoire avec les secrets, récompenses les suppositions pertinentes.

Mais surtout le meneur de jeu passe la partie à essayer de voir comment les secrets vont faire leur chemin jusqu’aux personnages. Il n’attend pas que le joueur trouve la salle secrète cachée sous le 4e temple en partant de la gauche. Il se pose à chaque bâtiment la question "Quel secret les personnages pourraient ils bien découvrir dans ce lieu ?" Et c’est ce gameplay que je trouve extrêmement plaisant et efficace parcequ’il offre une manière novatrice de maintenir l’attention créative du meneur de jeu.

Conclusion

Vous l’aurez compris, je suis assez fan de Sphynx. Cette mécanique de maintien de l’attention créatrice du meneur de jeu me semble en particulier bien réussie, mais pas forcément bien explicitée. Pour le coup, je pense qu’elle mériterait d’être mieux analysée et approfondie. Je suis déjà persuadé que le système proposé par Sphynx se transposerait (hack ?) extrêmement bien pour toute enquête en huis clos. Mais il existe peut être des pistes pour transposer de manière efficace ce mécanisme dans d’autres cadres.

P.-S.

Pour rédiger l’article j’ai fait quelques recherches, et ma métaphore géographique rentrait en résonance avec la notion de "vide fertile", que Fabien Hildwein développe dans une conférence qu’il a donné quelques mois avant la sortie de Sphynx pour ceux que cela intéresse.