Pourquoi lancer un dé ?
Quand un système de résolution propose l’utilisation d’un dé, il définit généralement assez précisément quand utiliser ce dé, et pourquoi.
La question que je me pose ici, est qu’est ce qu’apporte le fait de lancer un dé dans un jeu de rôle qui utilise un dé, par rapport à n’en pas lancer ou à un jeu qui n’utilise pas de dé.
Le lancer de dé traditionnel
On prête à Gary Gygax, d’avoir indiqué que « les dés ne servent qu’à faire du bruit derrière le paravent du Maître du Jeu ». Personnellement, en tant que Meneur, je me sers du hasard pour me surprendre et m’obliger à être créatif.
En revanche du côté des joueurs, ce lancer pose plusieurs problèmes :
- Il donne parfois des résultats incohérents avec la fiction ou qui ridiculisent le personnage. Le personnage, sensé être un modèle de grâce et de style, trébuche lamentablement alors qu’il monte sur une estrade, par exemple
- Il n’est généralement pas fait pour amener à un échec. L’enquêteur va recommencer sans fin son test de recherche (trouver objet caché, sic) jusqu’à ce qu’un succès permette de découvrir l’indice qui permet de continuer l’enquête, par exemple.
Pourtant les jeux et joueurs traditionnels restent très attachés aux dés et à leur lancer. Les objets sont sacralisés, il y a des « bons » dés et des « mauvais » dés. Une séance entière sans un bon jet de compétence peut vite paraître molle. etc. [1]
Des jeux modernes
Dans les jeux plus novateurs en terme de gameplay, on voit souvent le dé disparaître ou prendre une place complètement différente. Sens, Sphynx, Perdus sous la pluie, suppriment complètement le dé, et les deux derniers suppriment la notion même de compétences individuelles comme élément du système de résolution. Ils donc font disparaître les risque d’incohérence. Les jeux propulsés par l’Apocalypse (comme Monster Hearts), l’Agence, Démiurges donnent au lancer de dé, non plus le rôle de l’évaluation d’une compétence en action mais celui de l’évaluation des conséquences d’une scène ; Et se munissent d’outils pour gérer les échecs.
Ces jeux se donnent ainsi les moyens de sortir de ces problèmes avec intelligence, et m’ont permis quelques parties mémorables. Et pourtant, parfois, j’ai ressenti un manque. Comme si ces jeux avaient jeté le bébé avec l’eau du bain.
Quelques expériences vécues
Voici quelques situations qui m’ont amené à affiner ce qui était important pour moi dans un lancer de dé.
Sens : Sens [2] est un jeu sans dé, on compare simplement des valeurs, si j’ai plus dans ma caractéristique que la difficulté j’arrive à faire ce que je veux, sinon je n’y parviens pas. Ça améliore l’immersion, ça évite les incohérence, ça décale le jeu vers la stratégie pour obtenir des bonus, bref c’est bien. Pourtant, au fur et à mesure de la campagne, le meneur de jeu qui connaissait mes caractéristiques a complètement cessé de me les demander. Je tentais des choses, parfois j’y arrivais, parfois pas... et assez rapidement j’ai cessé d’avoir la conscience des forces et des faiblesses de mon personnage. J’avais l’impression que mes évolutions ne servaient à rien. J’avais vraiment l’impression de perdre en agentivité [3]. Et surtout, je n’avais plus vraiment d’occasion de négocier avec le meneur de jeu.
Le lancer de dé m’est soudain apparu clairement comme la mise en lumière d’un moment de conflit entre l’univers et le personnage.
Sphynx : Sphynx [4] met l’accent sur la vie quotidienne d’explorateurs/archéologues en train de découvrir une ruine hors du commun. Du coup la notion de compétence disparaît. Elle est évidente, elle est importante mais n’est jamais testée. Ce n’est pas la compétence du personnage qui va faire progresser mais la capacité des joueurs à mettre en scène ce quotidien à travers l’interprétation de leur personnage, seul, en groupe ou lors de séances de brainstorming.
Cela m’a permis de comprendre que j’étais assez attaché à la notion de compétence individuelle pour mon personnage, lorsque j’étais joueur.
Donjons et Dragons : DnD [5] est un jeu traditionnel, pourtant je me suis aperçu que après des années (voire des dizaines d’années) de jeu, notre pratique s’était un peu écartée de la vision qu’en ont la plupart des joueurs [6]. Pourtant nous jouons toujours en lançant les dés. Et progressivement, ces lancers sont devenus un automatisme et ont remplacé les descriptions que l’on pouvait trouver dans d’autres jeux. Cela m’a questionné un temps sur mon mode de jeu, et soudain j’ai compris qu’on avait juste transposé les lancers et les scores correspondant dans notre imaginaire. Et que c’était parfois mieux qu’une description.
Par exemple, lors d’une interaction sociale, il m’est arrivé de voir un joueur essayer de se démener pour interpréter son personnage pour finalement déboucher sur une scène qui me laissait complètement incrédule. Alors que je sais que lorsqu’un joueur annonce que son personnage à fait 34 en diplomatie j’ai tout une scène qui se déploie dans ma tête : Je sais qu’il a au moins +14 en diplomatie et que ça fait de lui un professionnel de très haute volée, je sais qu’il a fait un bon score sur son dé, et que donc au final j’assiste à la performance exceptionnelle d’un personnage exceptionnel. Mon cerveau va piocher dans toutes les scènes de beau parleur que j’ai pu accumuler dans ma vie pour me jouer cette scène bien mieux que le joueur ne parviendra à me la rendre par une description.
Ma conclusion
J’en ai tiré la conclusion que le lancer du dé est en fait un rituel d’attention sur la compétence/capacité d’un personnage. C’est la célébration de la puissance d’un personnage (s’il est fort), ou la célébration de la liberté d’un personnage (s’il ne peut réussir l’impossible que sur une réussite critique). A ce moment tous les regards sont braqués sur ce dé qui va rouler. On attends avec impatience l’annonce d’un résultat énorme, jamais atteint, sur-humain comme on regarde un numéro extrême d’acrobate.
La chance d’échec qui nous gène tant est une manière de maintenir l’enjeu et donc de maintenir l’attention sur la célébration. Personne ne regarde les matchs joués d’avance.
C’est aussi une manière de s’en remettre à une divinité extérieure. Ce n’est pas par favoritisme du meneur, par complaisance du système, par négociation du joueur, ou encore par détournement du système, c’est parcequ’une divinité neutre (la chance) a décidé de faire d’une larve un héro, ou d’un héro un dieu. Il y a donc aussi une question d’autorité.
Bien sûr cette analyse m’amène à me demander si tout cela était possible sans dé. Mais c’est une autre histoire ... ;)