Le JDR sublimé. L’impasse des vieux briscards.
J’écrivais l’autre jour à propos d’une partie que j’avais jouée :
Il joue un JDR de vieux briscard, que j’appelle le système sublimé. Je connais bien, je le fais à Ikanotes et parfois même à Donjons et Dragons. En gros, il se fout du système, c’est plus une gêne qu’autre chose, s’il peut ne pas s’en servir tant mieux. Ça ne lui sert que comme bouclier contre les connards qui voudraient lui péter son histoire avec des actions impossibles. Il a complètement zappé qu’un système ça pouvait aussi être un support pour déployer son imaginaire et nourrir l’histoire.
En me relisant je me suis dit qu’il faudrait peut-être que je pose sur papier ce que j’appelais système sublimé.
Un système sublimé
Les très vieux joueurs ont parfois une forme très particulière de système Zéro [1]. Pas de lancer de dés, pas de référence aux règles. Juste l’histoire et leur capacité à faire cohérence avec les personnages. Ils savent quand les personnages devraient lancer les dés, ils les ont tellement fait lancer. Ils savent quand ils devraient réussir, ils l’ont vu tellement de fois. Ils savent quand ils devraient rater, ils connaissent tellement la cohérence de l’univers. Et entre les deux, ils savent l’équilibre, les chances, et surtout ils savent tellement ce qui est le meilleur pour leur histoire, alors pourquoi pas. Le système, ils l’ont digéré, ils l’ont intégré, ils l’ont sublimé [2].
Le système comme il l’utilisait rigoureusement n’est qu’une vieille barrière contre le grobillisme qui casse l’histoire et l’antijeu qui brise la cohérence de l’univers. Un souvenir des premières années où ils exploraient encore les limites et les équilibres d’un système traditionnel posé pour limiter les actions improbables ou permettre des succès aussi fantastiques que rares. Ils le gardent, ou prétendent le garder, pour se rassurer, comme un doudou qu’ils connaissent par cœur.
Et puis ils le gardent pour leurs joueurs. Les joueurs y tiennent, c’est sur cette base qu’ils savent quelle nouvelle option, quelle capacité extraordinaire, quelle action héroïque ils ont le droit de faire vivre à leur personnage.
Et clairement, en général, ça fonctionne. Ce sont des campagnes de vieux compagnons, tous rompus à l’équilibre. Ce sont des campagnes de vieux MJs bien au fait de ce qu’attendent leurs joueurs. Et toute la disponibilité de temps de cerveau libéré par ces questions déjà réglées peut être mis à disposition d’une histoire plus ciselée et d’interactions encore plus ouvertes.
Et pourtant
Cette situation rêvée peut cacher de vilains défauts.
Premièrement, ce confort de meneur de jeu peu déboucher sur la domination de l’histoire sur les personnages. En effet, le meneur dégagé de la problématique de gestion technique des personnages peut plus facilement s’enfermer dans des aventures dont les personnages ne sont que des spectateurs ou des éléments du décor.
Ensuite, les systèmes font souvent la part belle aux évolutions des personnages (au moins en puissance), et si les personnages sont un peu trop connus, le MJ peut vite développer une cécité aux évolutions de personnages. En effet ces évolutions vont perturber l’équilibre qui permettait la béatitude, alors peut être vaut-il mieux les ignorer.
Ou encore, le fait qu’on ne demande plus jamais le moindre test à un personnage, qu’on ne demande plus jamais si tel personnage a tel ou tel trait, peut amener le joueur à avoir la sensation d’une perte d’agentivité forte. Est-ce que le meneur le fait réussir telle action parce que il a vraiment en tête la combinaison de traits que le joueur à patiemment construite au cours de ses niveaux ? Ou juste parce que ça le saoule de calculer ? Dans ce dernier cas pourquoi s’être impliqué dans son personnage ?
Enfin, plus faire entrer un nouveau joueur dans ce système devient compliqué, moins on est tenté de le faire. Et donc plus on se replie sur un petit groupe, certes confortable mais qui va s’asphyxier avec le temps.
Le vrai péché
Mais le problème peut être plus vaste que la vie de la table elle-même. En effet cela en vient à questionner le JDR en général.
Tout d’abord, c’est la victoire de la clause d’indifférence. Cette petite phrase que l’on trouve dans certains JDR et qui dit "Si vous n’en avez pas envie, n’appliquez pas les règles de ce jeu". Et à implicitement ça en vient à nier toute recherche en game design. Un peu comme des vieux qui disent après 40 ans de carrière : "pourquoi vous vous embêtez à travailler, faites juste comme nous" sans expliquer comment faire.
Ensuite c’est passer à côté de toute la révolution des jeux modernes (attribués aux analyses de The Forge ou pas) et donc une fermeture aux innovations ludiques. Ce qui amène à la critique suivante.
Enfin, c’est oublier que le système au delà de la barrière qu’on retient des vieux jeux, est un merveilleux support à l’imagination et à la prise d’action. Bien sur les jeux traditionnels permettaient surtout de se projeter dans une race, dans une classe mais c’était déjà un support à l’imaginaire, souvent avec de beaux dessins. Bien sur les jeux traditionnels offraient surtout le choix entre différentes formes d’attaques et d’actions de combat, mais c’était une invitation à l’action avec une compréhension simple des conséquences. Et si le jeu sublimé est possible c’est parce-que ces codes ont été parfaitement acceptés et intégrés, parce que cette partie du système a été parfaitement digérée et oubliée (je parle autant de système de jeu que de système de jeu que de système de résolution). Mais nier son existence tient du révisionnisme. Alors qu’il est tellement plus fertile d’y revenir pour ouvrir le champ des actions possibles, et redonner de l’agentivité dans d’autres sphères, dans d’autres perspectives imaginaires.