Pour une autre lecture du jeu de rôle traditionnel.
Ces dernières années je vois beaucoup d’analyses qui cherchent à différencier le « Jeu de rôle traditionnel » du « Jeu de rôle alternatif » [1]. Je les trouve pertinentes quand elles parlent du jeu alternatif, mais leur description du jeu traditionnel me gêne. Lors de ces analyses le jeu est réduit à de longues scènes de combat. Cette description si elle correspond bien à mon histoire, manque un point fondamentale. L’expérience importante ne se trouve pas dans ces scènes de combat, mais bien dans ce qui les entoure et les sous-tend : les points d’expériences et la progression.
Mon parcours
Lorsque j’ai découvert les jeux de rôles « alternatifs », j’avais déjà plus de 25 ans de pratique avec des jeux considérés comme « traditionnels » (Donjons et Dragons et L’œil noir par exemple). Ma pratique je crois était assez proche de la pratique commune. Je jouais depuis des années avec un groupe d’ami étendu d’une dizaine de personnes qui se recomposaient selon les aventures et les disponibilités. Je lisais Casus Belli ou je trouvais l’essentiel de mes scénarios. Ma pratique a cela de particulier que je n’ai jamais pratiqué en club.
A partir de 2013, je découvre le podcast « la cellule » qui vulgarise beaucoup de théories de Jeuderologie (théories sur le jeu de rôle) et présentent de nombreux jeux alternatifs. Enthousiasmé par ce renouveau, je commence à tester régulièrement de nouveaux jeux, au point qu’à une période cela efface complètement ma pratique habituelle. Les longues campagnes s’étendant sur des années sont remplacées par des parties d’une soirée d’un jeu auquel souvent je ne rejouerai pas.
Et depuis 2018 pourtant ma pratique tend à revenir vers les jeux traditionnels. Et surtout vers mes créations. Et la question de les enrichir de ce que j’ai découvert dans les jeux alternatifs se pose. Mais les analyses classiques du jeu traditionnel peinent à m’aider dans ce qui me semblait central dans l’une de mes créations : la progression.
(tous les détails de mon parcours)
L’analyse des jeux de rôle traditionnels
Mon impression est que les analyses du jeu de rôle traditionnel se cantonnent généralement à ce qui se passe pendant la séance, c’est-à-dire à ce qui se produit quand le meneur de jeu se trouve devant ses joueurs et qu’ils jouent ensemble, en même temps et en même lieu. Et si ma pratique s’est souvent éloignée du dispositif dit du « Porte / Monstre / Trésor », je dois reconnaître que durant mes 20 premières années de pratique, la part du temps réservée au combat restait énorme. En cela ma pratique semble correspondre à l’analyse. Mais ce qu’elle manque c’est pourquoi je restais. Pourquoi est ce que je m’imposais ces combats interminables, souvent ennuyeux et parfois même absurdes ? Les systèmes même de combat étaient assez peu intéressants. Peu de possibilité d’influer vraiment sur le déroulement (agentivité), beaucoup de répétition, beaucoup de lancers de dés automatique qui dans leur accumulation nous faisait tendre vers une moyenne statistique prévisible. Des descriptions qui se résumaient souvent à « j’attaque ».
Mon point de vue
Si j’acceptais ce dispositif, c’est parce que à la fin de cette épreuve (aussi bien pour le joueur que pour le personnage) j’obtenais des récompenses : victoire, trésors et points d’expériences(XP). Et parmi ces trois aspects le dernier comptait bien plus que les autres. La victoire si elle était satisfaisante sur le moment n’avait souvent pas beaucoup d’impact sur la suite, je l’aurai volontiers échangée contre plus d’XP. Les trésors permettaient d’avoir un meilleur équipement (en particulier des objets magiques) mais cet équipement pouvait être perdu ou détérioré. Aussi les avantages qu’ils conféraient étaient moins durables. Alors que les XP donnaient parfois des bonus plus intéressants ils étaient surtout définitifs [2].
Mais au-delà des bonus que permettait cette expérience, je pouvais forger mon personnage lui-même. L’augmentation du niveau de mon Magicien allait avec de nouveaux sortilèges, plus nombreux, plus puissants. Avec D&D3, je pouvais aller chercher des classes de prestige qui donnaient à mon personnage des capacités que les autres n’avaient pas. L’expérience « à venir » me permettait de rêver sur ce que pourrait faire mon personnage au prochain niveau, mais aussi au niveau 5, 10 ou 15. Quelles règles allais-je pouvoir impliquer ? Mon personnage allait-il pouvoir lever une armée due à sa renommée ? Allait-il construire un château à la force de ses pouvoirs magiques ?
Ces points d’expérience, passés, présent et à venir, dessinaient la mesure de la puissance de mon personnage. Lui donnerait du pouvoir sur ce monde, et me donnerait la possibilité de le jouer et de l’incarner tel que je le rêvais.
Mais au-delà de la description de cette mégalomanie ludique, pour bien comprendre le plaisir qui justifiait ces interminables combats, il faut comprendre que le jeu ne se déroulait pas seulement lors de la séance. On se souvient facilement des meneurs de jeu qui doivent préparer leurs parties dans le dispositif traditionnel. Ils passent la semaine précédent la séance, à lire et relire un scénario qu’ils auront la tâche de mettre en scène pour les personnages. Mais on oublie souvent que les joueurs aussi préparaient leur personnage. Le passage de niveau demandait de chercher dans les livres, de choisir des options, parfois de justifier comment telle ou telle capacité avait été acquise. Et pour D&D les lanceurs de sorts (soit plus de la moitié des classes) devaient choisir quels sorts étaient appris pour la journée. Et mieux valait l’avoir fait avant la séance sous peine de ralentir tout le monde.
Ma conclusion.
Lorsque les analyses font du combat le centre du jeu de rôle traditionnel, elles commettent pour moi une erreur. Le système de progression et les points d’expériences me paraissent bien plus centraux dans la compréhension de cette pratique. En revanche cela demande d’impliquer une zone bien plus difficile à cerner : ce qui se passait quand chaque participant était seul et se préparait à la partie. Pour moi, c’était l’occasion d’un déploiement imaginaire et intellectuel intense. Je ne sais pas si je suis représentatif, mais je sais que je n’étais pas le seul.
Quelques recherches
Afin d’étayer cette théorie, je me suis demandé quelle place les différents paramètre tenaient dans les livres de règles. Si les résultats ne sont pas très tranchés, ils ont l’avantage de donner des repères que je vous partage ici.
JDR | Règles de combat | Règles sur la progression | Classes de personnage | Magie et sorts | Total |
Oeil noir - Le Livre des Règles (1985) | 15 pages | 13 pages + 3 pour la magie | 15 pages | 18 pages | 150 |
AD&D - Manuel des joueurs (1987) | 3 pages | 1 page | 15 pages | 60 pages | 126 |
AD&D2 - Manuel des joueurs (1991) | 20 pages | 2 pages | 24 pages | 123 pages | 290 |
D&D3- Manuel des joueurs (2003) | 20 pages | 2 pages | 34 pages | 115 pages | 286 |
Il est surprenant de voir à quel point le nombre de page pour les règles de progression de D&D est faible par rapport à l’œil noir. Mais en réalité c’est une sous-estimation puisque toutes les vraies évolutions sont en réalité décrites dans les classes et pour les lanceurs de sort dans la description des sorts. Faut-il classer les pages de classe et les sorts du coté du combat ou de la progression ? Il est difficile de trancher mais on voit que cela ferait basculer tout l’équilibre.
Ce qui confirme mon impression que ces livres de base du jeu de rôle traditionnel font bien la part belle à la progression. Et qu’en tous cas, la part réservée au combat ne dépasse jamais 10% des pages de la base. Alors que dans l’imaginaire collectif, elle semble occuper 80% du jeu.